un écrivain entre la France et l\'Allemagne

un écrivain entre la France et l\'Allemagne

Le Havre - Königsberg

Claudine a suivi sur la carte du couloir le chemin de son grand-père en Prusse Orientale. Elle a retrouvé les noms des villages que la colonne de prisonniers avait traversés, une fois descendus du train qui venait de traverser la France, la Belgique, la Hollande et une partie de l’Allemagne : Meppen, Stablack, Königsberg… Il avait tout consigné dans son calepin, à présent tout usé, un calepin jauni, racorni, où sont gravées les quatre lettres de la SNCF.  Il l’a gardé avec lui pendant toutes ces années. On y trouve ses réflexions, qu’il vient par exemple d’avoir quarante ans, que sa moustache a blanchi en une nuit et qu’il n’a pas mangé depuis… onze jours. Des dessins aussi, des adresses des copains, des coups de désespoir et un poème.

Elle a suivi du doigt sur la carte tout le chemin qu’il avait fait à pied. Cette carte, dans le couloir, la carte de la Prusse Orientale, se trouve dans la maison de la grand-mère de son mari, l’arrière-grand-mère de ses trois fils. Les enfants appellent Omi  leur arrière-grand-mère allemande, qui réjouit les siens par son esprit et ses souvenirs restés encore si vifs à plus de quatre-vingts ans. Elle est née en Prusse Orientale, à Königsberg, le grand port sur la Baltique, cette ville perdue et que les Russes ont rebaptisée Kaliningrad.

Claudine a retrouvé dans le vieux coffre rouge le calepin où l’écriture au crayon est si belle, pleine de pleins et de déliés. Elle a recherché sur la carte les villages et les villes, elle a relu le journal du début de la captivité, qui s’arrête bien vite, sur quelques dates, une dernière phrase… Claudine s’interroge et elle suit du doigt sur la carte le trajet du grand-père. Ce grand-père qu’elle a perdu alors qu’elle avait dix ans, à l’âge où les questions sur le monde commencent. Il n’aura pas pu lui donner ses réponses…

Alors que le grand-père prisonnier de guerre travaille dans une ferme, puis dans une scierie, à cent kilomètres au sud de Königsberg, lui venu du Havre,  Omi est à Berlin quand elle apprend l’exode des siens, le départ devant les Russes, ses grands-parents sur la route, où mourra son propre grand-père. La Prusse Orientale est alors un lieu de souffrances et d’errance.

Mais prisonnier en Prusse Orientale, il est rentré sain et sauf au Havre – sain et sauf, deux mots qui ne disent pas sa faim, ses douleurs, ses coups, ses peurs. Sain et sauf, mais Claudine se souviendra toujours de son pouce droit, coupé à sa moitié. Il lui disait, à elle et à ses autres petits-enfants, en le remuant :

-         Ne suce pas ton pouce, il va fondre, comme le mien !

Claudine ne savait pas la vérité, elle ne l’a sue qu’après sa mort – mais enfin, pourquoi cacher les choses aux enfants ? Pourquoi leur dire que le grand-père s’est blessé un jour en coupant du bois, alors que cela s’est passé pendant sa captivité et qu’il a demandé à son compagnon d’infortune de lui infliger cette blessure pour pouvoir enfin  rentrer chez lui…

Et maintenant, Claudine est mère de trois fils, qui n’auront pas pu connaître cet arrière-grand-père : il aurait eu quatre-vingt-dix-sept ans, quatre-vingt-dix-neuf ans et cent trois ans à leur naissance. Il était né en mille neuf cents. Cela la faisait rêver, c’était si facile de calculer, le long des cours d’histoires, quel âge il avait eu et ce qu’il avait vu : en 14-18, en 36, en 39, en 76, année de sa mort…  

Elle entend encore sa grand-mère lui dire…

-         Tu sais, ton grand-père, il aurait eu du mal à te savoir mariée à un Allemand…

Et Claudine tente d’oublier cette phrase, elle en appelle à l’amour de ce grand-père, à la fraternité, à ses idéaux humanistes qu’elle savait très forts en lui.

Un dimanche de l’avent chez Omi, autour de la table où trônent les quatre bougies et l’assiette des biscuits de Noël, Claudine et Omi parlent toutes deux, de Königsberg et du Havre. Elles s’étonnent, les images s’entrecroisent et se complètent.  Surprise… ce sont les mêmes images … celles d’un port sur une mer grise, sur une mer froide, la Baltique et la Manche, celles des navires et des paquebots, des marchandises sur le quai, l’appel des bateaux dans le brouillard… celles de deux villes bombardées, reconstruites en béton, au bord de la mer… Le Havre, Königsberg. Elles se regardent, elles se sourient. Elles ont les mêmes souvenirs, alors que ces images ont plus de quarante ans d’écart. Elles retrouvent le goût des harengs saurs et des maquereaux marinés. Sont-ce les Vikings qui, en suivant les côtes,  ont apporté de la Baltique à la Manche certains mets, certaines coutumes ?

Claudine parle du Père Noël, que la famille allemande ne connaît pas, qui ne fait pas partie de la tradition familiale, elle argumente ainsi :

-         Vous avez les dimanches de l’avent, vous avez vos biscuits, vos Stollen, vos pains d’épices, vos marchés de Noël, la Saint-Nicolas et les Casse-noisettes… Je n’ai que mon père Noël, et c’est lui que je donne à mes fils.

La famille allemande commence à faire front, pourtant bien d’autres familles ici, plus au nord, attendent le 24 décembre au soir le bonhomme habillé de rouge. Mais là, on le rejette, « c’est une invention des Américains ». Puis ils disent de Claudine qu’elle raconte des mensonges aux enfants avec son Père Noël…

C’est alors qu’Omi intervient. Elle apprendra aux siens qu’elle aussi attendait les cadeaux de ce vieil homme venu avec sa hotte, enfant, en Prusse orientale, et qu’elle a dû l’abandonner pour le Christ Kind, la tradition de son mari, dans le Sud de l’Allemagne. Tout le monde est étonné, et silencieusement, Omi est heureuse, son père Noël revenait ! De Königsberg, perdu en route, il avait fait un détour par Le Havre.

Au Havre, dans les années soixante-dix, un soir de Noël, un grand-père est sorti chercher des cigarettes. Et, voilà, manque de bol, le Père Noël, le copain du grand-père, frappe à la porte pour donner ses cadeaux, avec sa hotte, ses bottes noires, sa barbe blanche, son costume rouge… Il laisse, comme chaque année, une botte de carottes pour le grand-père. Pour rire, parce que c’est son copain. Et Claudine ne se demande pas pourquoi le père Noël n’a plus qu’une moitié de pouce.

Le Havre, Arras, Saint-Pol, Montreuil, Ru, Berck, Ardelot, Tingré, Huguellier, Hédin, Trévent, Songuevilliers, Bucquoi, Bapeaume, Cambrai, Avesne, Soignies, Nivelle… Meppen, Stablack, Königsberg.

 



12/11/2010
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