un écrivain entre la France et l\'Allemagne

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Café Beckstein

Café Beckstein

 

Ferme les yeux. Sens-tu l’odeur du miel fondu sur la brioche ? Décèles-tu cette pincée de cannelle dans l’air ? Le poêle carrelé ronronne, comme un gros chat fourbu d’avoir couru toute la nuit. Tu t’es installée près de sa chaleur, palpable comme une étoffe de soie, qui t’enveloppe et te caresse.

Ouvre à présent les yeux, devant toi, une belle tasse blanche de chocolat chaud, avec de la crème fouettée dessus. Et tu as choisi, à la boulangerie attenante, un pain aux pavots, le miel dessus a fondu, et tu attends en prenant la première bouchée le picotement des graines noires sous ta langue, leur goût un peu acidulé.

Autour de toi, le café prend vie.  C’est le matin très tôt, il y a peu de monde, un ou deux hommes arrivent, prennent un café et peut-être un croissant. Ils s’installent dans un coin, ils ont posé leur chapeau sur la banquette verte, un chapeau avec une plume, comme un œil coquin. Ils ont tout de suite pris d’un geste large le journal accroché à sa baguette de bois et ils ont disparu, ils font le tour du monde, le tour du village et du clocher, en lisant les nouvelles. Le café est calme, on entend juste le choc des tasses dans la cuisine attenante et le brouhaha des voix dans la boulangerie.

La porte en bois grince un peu, l’entrée du café se fait par deux portes, l’une après l’autre, entre les deux, on se croirait dans un sas, comme s’il fallait apprendre à respirer un autre air. Finalement, tu te dis que c’est pour décompresser et entrer dans la douceur du café.

Tu laisses errer tes yeux sur les tables en bois foncé, avec chacune un petit bouquet au milieu. Au mur de vieilles gravures de Bamberg, la ville où se situe le café, elle est facile à reconnaître, avec les quatre tours de la cathédrale et le clocher de l’église Saint-Michel sur la colline. Au plafond, un drôle de lustre, tu ne sais pas si tu trouves ces bois de cerf ornés d’ampoules en forme de bougies, et le buste d’une femme comme une figure de proue absolument grotesques, ou bien complètement kitsch

Ah, voilà les dames. Elles aussi, comme les hommes, sont chapeautées. Mais le plus souvent, elles gardent sur leurs cheveux gris un bonnet de grosse laine, comme une chape avec des trous, ce n’est pas toujours élégant, avec leur manteau de laine peignée beige. Parfois des perles trop lourdes font pendre leurs lobes d’oreilles et un foulard éclaire un pull gris. Elles papotent – tu ris en pensant à ce verbe germanisé par ton fils : papotieren. Sie papotieren. Elles ont l’accent de leur dialecte franconien, elles parlent de la belle-sœur, du fils du voisin, de la recette de la sauce au poivre vert.  Tu ne les écoutes pas, même si cela devient difficile pour toi de défendre à ton cerveau de comprendre cette langue étrangère, l’allemand.  Tu essayes doucement de prononcer le r roulé des Franconiens, tu répètes des expressions qui t’amusent Iserschowech ? Pour Ist er schon weg gegangen?  Et tu soupires d’aise.

Voilà les étudiants qui s’installent, avec des livres, des feuilles, des crayons mâchonnés.  Ils ont séché un cours, ou bien ils cherchent la chaleur, ils ont retiré leurs longues écharpes, leurs doudounes, ils boivent un café, un chocolat chaud, ils partagent un croissant. Près de toi s’installe un couple d’étudiants. Un jeune homme blond, aux cheveux fins bouclés, avec de petites lunettes, et une jeune femme brune. Elle lui sourit et lui dit :

-         Tu sais, avec ton tee-shirt jaune et ton pull rose, tu me fais penser à une glace vanille- fraise.

Il rit d’un beau rire franc, ses yeux bleus se ferment. Elle rit aussi, en posant sa main sur sa bouche. Il hoche la tête et lui demande :

-         Pourquoi mets-tu ta main sur ta bouche quand tu ris ?

-         Je n’aime pas mes dents.

-         Mais moi je ne vois pas de problème à tes dents, cette tache sur ta dent, c’est toi, c’est ta marque.

-         Merci.

Elle a rougi, elle a avalé une gorgée de chocolat chaud. Il s’appuie contre le dossier de sa chaise, il sent derrière lui la pulsion de l’air chaud du poêle, cela l’endort un peu. Il pourrait se mettre à ronronner comme un chat ou à fondre comme une glace. Puis il la regarde bien en face quand elle lui demande :

-         Tu crois, toi, à l’amitié, entre homme et femme ?

-         Bien sûr, pourquoi pas ? Je serai ton ami et nous viendrons souvent ici boire un chocolat chaud.

-         Ce serait bien, oui.

-         Tu n’y crois pas ?

-         Si l’un de nous deux ne tombe pas amoureux de l’autre, peut-être.

-         Peut-être.

Tu les regardes, tu écoutes dans le silence de leurs yeux, de leurs bouches, de leurs mains, tout ce qu’ils ne se disent pas. Tu te souviens, tu voudrais y croire pour eux aussi, comme tu y as cru à certains moments de ta vie. Une amitié, une vraie, entre un homme et une femme, la grande aventure. C’est comme marcher  à deux, sur un fil, à dix mètres au-dessus du sol. Un grand écart d’équilibriste, sans jamais lâcher la main de l’autre. Tu les regardes, tu leur souhaites au fond de toi bonne chance, tu espères qu’il ne tombera pas amoureux de ses yeux verts à elle, tu te dis qu’elle pourrait penser que ses yeux bleus à lui sont comme une trouée de ciel d’été dans son visage. Il aura peut-être envie de saisir sa main, quand ils iront patiner sur le lac gelé, dans le grand parc, patiner ou glisser comme des clowns, en riant bien fort. Et elle aura peut-être envie de se rattraper à lui, parce qu’il a de larges épaules…

-         Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demande-t-il. On a encore deux heures. On pourrait aller au Hain, dans le parc, faire des glissades sur le lac gelé.

-         Je n’ai jamais fait ça.

-         Je t’apprendrai, c’est très amusant.

Raclement des chaises sur le vieux parquet, l’air de la rue fait bouger les petits rideaux de la devanture. Ils sont partis faire des glissades.

Il est déjà onze heures et demie, les serveuses apportent des plateaux, avec de la salade de pommes de terre et des saucisses grillées, ou bien des saucisses grillées et de la choucroute, avec une bannette de pain.  Es-tu restée si longtemps ? Tu fermes un instant les yeux, et une voix te rappelle à la réalité :

-         La place est libre ?

Un homme d’une trentaine d’années se tient debout près de ta table, il montre du doigt une chaise. Oui, oui, bien sûr, la place est libre. C’est toujours très curieux de se retrouver à table avec des inconnus. Mais souvent, comme à une fête, où l’on se tasse sur les bancs, où les bocks de bière glissent sur le bois et se répartissent entre chaque main, les yeux prennent contact, les sourires s’ébauchent, et très vite, on cause de choses et d’autres.

L’homme a retiré son pardessus, il porte un complet veston à carreaux, une cravate un peu criarde. Il a des gestes très sûrs, une aisance agréable à observer. Il a commandé d’une voix grave un café et a donné un ticket avec un numéro à la vendeuse. Elle lui ramène ainsi la part de tarte aux pommes qu’il a commandée dans la boulangerie avant d’entrer dans le café. Un sourire bref, que tu lui rends. Tu prends ton livre, oublié sur la table, pour ne pas le déranger.

Il se lève brusquement quand une petite femme brune arrive, reste les bras ballants quand elle s’approche de la table, puis il lui sert la main longtemps en riant un peu. Il l’aide à retirer son manteau qu’il va accrocher à une patère, appelle la serveuse pour la commande, toussote un peu, se rassoit face à elle, pendant qu’elle a pris place près de toi, sur la banquette.

Tu essayes de ne pas écouter la conversation, tu remarques juste que cet homme parle avec aisance, de façon enjouée. Il est très grand, très brun, un nez un peu trop grand rend son expression volontaire, la barbe soignée attire le regard vers sa bouche, assez belle, penses-tu. Tu l’observes du coin de l’œil, pendant qu’il écoute la jeune femme, aux cheveux coupés au carré, au visage rond, à la voix encore un peu enfantine. Tu es étonnée, ils se vouvoient, il dit Frau Fischer, elle répond Herr Bauer, et pourtant tout dans leurs gestes laisse présager autre chose.

Tu te cales contre la banquette, tu essayes de t’abstraire de ce qui se passe autour de toi. Mais tu sens, comme si tu étais entrée en elle, la belle bulle qui se déploie entre eux, comme si une même énergie les reliait, comme si son désir à lui venait la chercher, l’enveloppait et qu’elle se mettait à vibrer à l’unisson. Tu tournes la tête vers eux, ils se sont tus, ils se regardent. Ce n’est pas un regard amoureux chez lui, bizarrement, mais un regard qui parle.

D’un geste automatique, tout troublé encore, il a soulevé sa manche et contrôlé l’heure. Il règle les consommations, ils ont remis leurs manteaux, et sa main effleure la manche de la femme pendant qu’il la guide vers la porte, qu’il lui tient ouverte. Tu regardes sur la table les tasses vides, les miettes dans l’assiette. Tu as l’impression qu’une couleur, qu’une vibration est encore dans l’air, là où ils étaient assis.

Ta tasse aussi est vide, tu as repoussé ton assiette sur le bord de la table. Tu feuillettes dans ton livre… Quand la porte s’ouvre de nouveau, tu n’as pas levé les yeux. Mais tu sais, aux voix qui s’approchent, au bruit des pas, plus petits, qui s’avancent, qu’ils sont entrés.

Tes trois fils et leur père t’ont retrouvée dans ce café, ils sont venus te chercher. Ils s’assoient tout autour de toi, et leurs visages un peu rosis par la balade dans la ville sont ton havre de paix. Ils sont venus te chercher, au café Beckstein, à Bamberg.

 



15/09/2011
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