un écrivain entre la France et l\'Allemagne

un écrivain entre la France et l\'Allemagne

La partition

La partition

 

Comme si c’était une partition écrite pour un autre instrument. « Accroche-toi et plonge ! », me répète la  petite voix. C’est une langue étrangère à mon gosier, à mon oreille, mais il suffit de s’entraîner.

Une langue étrangère, étrange aussi. Avec des points sur les a, les o et les u, un drôle de B majuscule qui a une jambe, des majuscules par ci par là en plein milieu du texte… et des mots élastiques, si longs, qu’il faut savoir où couper les syllabes pour en venir à bout. Y arriverais-je ? Streichholzschächtelchen !  Génial, toutes ces lettres pour dire « petite boîte d’allumettes ». Répète, répète, prends les mots comme ils viennent et engrange-les, me répète la voix chargée de ma survie en Allemagne. Fais des listes, comme lorsque tu étais petite et que tu voulais faire la liste de tous les mots que tu connaissais. T’en souviens-tu ?

Pendant des semaines, vers l’âge de douze ans, à chaque récréation, j’étais assise dans un coin de la cour et j’écrivais sur des feuilles volantes tous les mots qui me passaient par la tête. J’ai appris bien des choses ce faisant. J’ai découvert des systèmes : par ordre alphabétique, par registre, par famille de mots, j’ai conjugué un verbe, à tous les temps. Mes camarades me regardaient, perplexes. Ils m’aidaient aussi, me donnaient leurs mots à eux, pour qu’ils soient enregistrés, et qu’ils prennent vie sur cette feuille, sous mon écriture.

Et voilà que je recommence… Mais je ne fais plus de listes sur des feuilles, mon cerveau s’occupe de tracer des chemins logiques, d’ouvrir des tiroirs sémantiques et de coller les morceaux qui vont ensemble. Je joue avec les mots et je me bats. C’est comme une bataille que je dois gagner, même s’il faut y revenir cent fois, même s’il faut contrôler dans le dictionnaire, répéter la phrase à haute voix.

Je retrouve mon cauchemar… Quel âge avais-je ? Dix ans ? Les mots m’assaillaient, me tombaient dessus, je me débattais, les mots se multipliaient. Les mots. Seuls : ils sont menaçants. Alignés : ils sont reposants. Les mots qu’il faut enfiler comme les perles d’un collier pour les magnifier et leur donner tout leur sens. Maintenant je rêve en deux langues, certaines phrases me reviennent à l’esprit à mon réveil et je n’ai plus peur de toutes ces sculptures de lettres. Je reviens toujours à la surface avec,  à la main, de beaux spécimens comme Gemütlichkeit,  un mot intraduisible, fait de bougies allumées à la tombée de la nuit, de coussins moelleux, d’une belle couleur dorée sur les murs et les visages, d’une odeur de brioche à la cannelle, un bain d’air chaud et savoureux, parfumé et tendre, dans lequel il fait bon se lover. Es ist gemütlich, hier…, un très beau compliment quand on entre chez quelqu’un.

C’est tout un système, cohérent, époustouflant, comme les poupées russes, dont on ne se lasse pas d’ouvrir les bustes, et qui donnent au curieux à la fin toute la saveur de la miniature, du petit mot caché, de la vraie découverte en finesse d’une langue qui se dérobe tout d’abord.

Je suis assise, le soleil touche mon pied droit et le réchauffe. Dans le jardin, la lavande embaume après l’averse du matin. Les nouvelles roses, plantées cet automne, ont laissé apparaître leurs premières fleurs, d’un carmin délicat. Le chèvrefeuille a fané et deux chaises dans l’herbe attendent qu’un visiteur arrive, un verre à la main. Je lis un roman en français, et pendant ce temps, alors que je déroule la musique de ma langue maternelle, la langue allemande résonne autour de moi, dans la cour. Et je voudrais fermer mon esprit à cette autre langue, garder mon jardin personnel, le protéger de tous ces mots que j’entends et que je ne peux plus ne pas comprendre ! Je voudrais me boucher les oreilles, je voudrais rester impassible, et je ne le peux plus ! La langue allemande est devenue compréhensible, il me manque rarement un mot, rarement je ne comprends pas ce qu’on me dit, et si cela arrive c’est une question de prononciation, d’accent, et non de vocabulaire.

Voilà, je suis entrée dans ce monde des a, o et u avec des trémas, mon cerveau en a enregistré les contours, les combinaisons, la logique et la précision. Même si, je le sais, il reste des imperfections si je dois m’exprimer, ah on l’entendra toujours mon petit accent français, mais pourquoi vouloir s’en défaire ? Comme un cheveu sur la langue, un grain de beauté dans le cou, une mèche qui tombe sur les yeux… Je vis en Allemagne et ce mot Allemagne pour moi n’a plus la même texture que lorsque j’étais au lycée en France. Je n’entendais parler de ce pays que dans les cours d’histoire, je n’avais aucune idée de son paysage, de sa langue, de ses habitants, j’avais appris l’anglais, l’espagnol et le russe.

Au début bien sûr, les différences s’exaltent, on peut toucher du doigt la germanité. Enfin, on la voit partout, et elle exacerbe notre propre francité… Peut-être est-ce en étant de ce côté-là de la frontière, que l’on peut sentir ce qui en nous est français ?

C’est un autre découpage du temps dans la journée. Quand il est dix-huit heures et que les invités partent à toute allure pour faire manger les enfants…  Ce sont d’autres produits sur la table pour les repas. Quand il n’y a le soir pour tout dîner que du pain et de la charcuterie, à longueur de jours toute la semaine… et pas de baguette pour saucer son assiette. On se sent tout à coup comme des êtres frivoles, qui mangent tard et aiment la variété, qui s’offrent un petit repas chaud le soir, en famille. N’est-ce pas tout de même bizarre, après autant d’années passées d’un côté et de l’autre du Rhin, de garder les habitudes apprises dans l’enfance ? Enfin, je ne suis pas si sectaire. Mais curieusement, on s’attache à ces détails qui évitent que l’on perde un peu de son moi originel. Même si j’aime jouer avec la nouveauté, et que je choisis chez le charcutier une assiette anglaise ( !) bien garnie et chez le boulanger plein de petits pains ronds au sésame, au pavot et au cumin… sans oublier le bretzel pour les enfants.

C’est un petit-déjeuner salé avec des tasses et des assiettes, les petits pains et le gros pain de seigle, la charcuterie en tranche et le pâté à tartiner, l’œuf à la coque avec une cuillère, et pas de mouillettes. C’est le dessert qui disparaît, c’est le café escamoté à la fin du repas, pour réapparaître vers quinze heures, sous la forme d’une grosse cafetière et d’un gâteau à plusieurs étages, comme seules mes amies allemandes savent les faire. C’est une poignée de main et pas de bises, c’est un tapotement sur la table pour dire au revoir à toute une tablée, ce sont dix tapotements sur le pupitre à la fin d’un cours à l’université. Ce sont tous ces détails qui crient la germanité, ce sont tous ces détails qui nous disent, mais ! Mon café, ma mousse au chocolat, ma baguette et mes croissants au petit-déjeuner, ils me manquent ! Et ils ne me manquent plus non plus, parce qu’ils prennent une plus belle saveur dès que nous retournons en France.

Je me suis amusée à bouleverser les conventions, à déranger. Alors je sors les bols au petit-déjeuner, et mes amis allemands mettent du muesli dedans ; j’achète des draps que je borde bien joliment pour mes enfants dans un gîte rural breton, et ils me regardent effarés, eux habitués aux couettes, puis savourent le geste de leur mère qui les borde, comme ma mère me bordait avec tendresse. Je revendique ces gestes, je crois y voir ma francité, mon identité, ce sont de petites choses… Parfois aussi tout est à l’envers, ma mère me dit, tu t’es germanisée, ma belle-mère me dit, on ne s’y retrouve pas chez vous, tout est français. Chacune ne voit que ce qu’elle ne reconnaît pas.

Et puis j’ai appris à écrire en allemand. Je me suis amusée à envoyer le verbe ou le sujet se promener à l’arrière et à mettre sens dessus dessous ce qu’on croyait avoir compris dans la phrase…  avant d’arriver à la fin. Je me casse la tête à savoir où mettre le complément direct et où l’indirect, avant, après, j’essaye, je laisse sonner la phrase, et quand ça m’a l’air de sonner juste, je mets un point final. Le pire, ce sont les terminaisons des articles, ein, einen, eine, einer, quel embarras, quand on parle on peut escamoter la finale, quand on écrit...

 Ce à quoi je ne me suis pas habituée, c’est aux points d’exclamation ! Un de mes amis  les utilise à tors et à travers dans les courriels, et cela me semble si agressif ! Même si c’est juste pour affirmer quelque chose ! Je le prends souvent de travers ! Ah, je préfère la voix, la mimique, le regard ! Voilà comment je conçois d’utiliser ce point d’exclamation, en m’exclamant ! Et pas en écrivant ! Vous me comprenez sûrement !

Dans la maison d’édition de manuels de langues pour adultes pour laquelle j’ai travaillé pendant plusieurs années, je passais mon temps à rappeler à la maquettiste qu’il y a une espace entre le mot et le point d’exclamation ou d’interrogation en français. Mon œil français s’offusquait de cette accolade intempestive. Oui, ce sont de minuscules points, des virgules et des miettes, qui dans le quotidien m’ont  dérangée au début, sans que je sache vraiment ce qui gênait dans l’engrenage habituel… entendons-nous, l’engrenage qui avait toujours  été français pour moi.

L’Allemagne. Ce sont les forêts de la Bavière. Le château de Louis II. Des clochers bulbes, des saucisses grillées et des géraniums aux fenêtres. N’importe quoi. Ces images-là, ce sont des impressions de débutants. Il faut entrer en profondeur, avoir vécu la chute du mur et la coupe du monde de football en direct, aimer un homme allemand et discuter bien des heures avec eux tous. Avoir écouté les bonheurs et les interrogations de mes amies allemandes, entendu mes fils parler la langue de leur père et les aider à lire leurs premiers mots en allemand, voilà ce qui m’a forgée, qui a fait de moi sûrement une étrangère dans mon pays. Il est possible que je me sois germanisée. Que j’aime cette habitude de montrer l’exemple aux enfants et de ne pas traverser aux feux quand c’est rouge pour eux… Avant, sans enfants, je trouvais cela si discipliné. Mais il y a des disciplines qui me conviennent, qui ont pris du sens…

C’est une autre partition, c’est toujours le même instrument. Je sens tout au fond de moi que l’essence, l’extrait vivant du monde, reste le même, en français, en allemand, en anglais, en espagnol ou en russe… C’est une autre partition, l’instrument sonne juste, à chaque fois.



15/09/2011
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