un écrivain entre la France et l\'Allemagne

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La carte postale

La carte postale

 

Elle est arrivée au Kindergarten avec son appareil-photo. Lukas, son fils de quatre ans, habillé d’une chemise bleue rayée de blanc, une chemise de vigneron,  la tirait par la main pour aller plus vite.

Le père de Félix avait pris sa journée pour accompagner son fils, du même âge que Lukas, à la fête du village. C’était une vente aux enchères, les enchères du bouc. Pour payer le bail de plusieurs terres,  la commune  de Lambrecht envoie chaque année, le mardi de Pentecôte, un bouc à la commune de Deidesheim. « Bien cornu et bien capable », la phrase en français revient dans le discours du maire, après le défilé dans la rue. Les enfants ont appris la chanson du bouc, ils rient en se bouchant le nez quand ils passent devant l’animal aux longs poils, une couronne de fleurs autour du cou. Ses yeux noirs luisent de curiosité, mais il est fatigué par la marche et broute nonchalant les fleurs sur l’estrade.

Elle a pris des photos : les enfants de l’école qui la saluent, parce qu’ils la connaissent bien, ils ont chanté avec elle « Sur le pont d’Avignon », elle est venue dans leur classe parler de son pays, de sa ville natale, Honfleur, au bord de l’estuaire de la Seine ; les conseillers municipaux habillés comme au seizième siècle, robes à lacets, chapeaux à plumes, pantalons bouffants, vestes brodées ; le bourgmestre avec son écharpe dorée et le commissaire-priseur arborant fièrement son chapeau haut-de-forme ; la fanfare du village, galonnée et suivant au pas le porteur de l’étendard. Elle appuie sans arrêt sur le déclencheur, son fils tient sa jupe bleue bien repassée, peinant à suivre son rythme.

Le père de Félix la suit dans le défilé, il regarde ses cheveux noirs se balancer à la cadence de son pas léger, dans les ballerines bleues. Il la connaît juste un peu, bonjour bonsoir au Kindergarten, quand on noue les lacets des enfants et qu’on enfile les bonnets. Il sait qu’elle est Française, à son accent, à sa petite taille, et qu’elle vient de Normandie, parce qu’ils en ont parlé une fois.

Lukas pleurniche un peu, ses petites jambes fatiguent. Elle se penche, l’appareil-photo en bandoulière, pour le prendre dans ses bras et le caler sur sa hanche.

Les petits sont revenus dans la cour de l’école maternelle. Assis en rond sur la pelouse, les maîtresses leur distribuent des bretzels –vite, vite, les petits doigts glissent le long du pain roux en forme de mains croisées sur le buste, pour faire tomber le gros sel. Ils ont soif, les parents se pressent pour leur donner du jus de pomme mélangé à de l’eau gazeuse. Le bouc va venir, tenu par un homme au chapeau de chasseur, les enfants pourront le voir de près.

Elle a l’œil derrière le viseur de la caméra, le doigt prêt à déclencher l’ouverture. Assise sur un banc derrière Lukas qui se désaltère sans plus rien dire, elle tourne d’un côté et de l’autre, pour photographier les enfants aux joues rouges, le bouc la tête baissée qui ne veut pas être bête de foire, les parents… Soudain, dans son champ de mire, elle le voit. Il n’est pas très loin d’elle, assis dans l’herbe, près de Félix, son fils aux cheveux blonds, alors que lui a des cheveux noirs coupés courts. Il a un tee-shirt orange, un jean, des sandales. Il a senti un regard posé sur lui, il tourne la tête, ses yeux vert clair voient un appareil-photo, une masse de cheveux noirs tout autour, une bouche rouge à la moue sérieuse, un bras nu levé…

Il hoche la tête, comme par connivence, au moment où elle appuie pour prendre la photo. Dans son mouvement léger de la tête, le soleil s’est déplacé sur son visage d’homme et a fait miroiter, à son oreille gauche, une boucle d’oreille…

***

Il venait de décharger les caisses sur le quai d’Honfleur. Les carrelets luisaient, posés les uns sur les autres, et parfois une nageoire frémissait encore dans l’air brumeux. Ce n’était pas une trop bonne pêche, des carrelets, de beaux maquereaux, mais elle ne suffirait pas aux besoins d’une famille de sept enfants. Il a laissé ses fils partir devant, chargés de la pêche, pour aller au marché retrouver la mère qui attendait déjà avec sur son étal les crevettes grises et les moules.

Il allait droit devant lui, ses pas le portaient automatiquement vers le bistrot du bassin, où les uns après les autres les hommes de la mer se retrouvaient, pour discuter du temps, de Yann qui n’était pas sorti ce matin, de Jean-Baptiste le maçon, écrasé sous une roche et qui est mort, chez lui, en perdant tout son sang… Lui, il revient de sa pêche, il est sorti à l’aube, et il boit un café, pour continuer à l’absinthe. La voix se fait rauque, la vareuse a séché, les mains continuent leur va-et-vient, comme si elles étaient encore au travail sur le chalutier.

Il s’est levé, il va rentrer. Dehors le soleil est apparu entre les nuages, la marée a ramené le beau temps. Il cligne des yeux, les mâts tanguent dans le grand bassin, il voit de l’autre côté, sur le quai Saint-Etienne, un homme au chapeau de paille, occupé à prendre des photographies du Bassin, de la Lieutenance, des maisons d’ardoises qui se tiennent chaud, le long du quai Sainte-Catherine. Voilà le pêcheur – il doit avoir quarante ans - qui s’approche, il longe le quai, sa haute stature un peu penchée, comme si elle regardait par-dessus bord les bancs de maquereaux qui luisent sous les vagues. Il a laissé son suroit dans sa cabine, il a juste sa casquette vissée sur ses cheveux noirs, un peu penchée vers la gauche pour laisser voir, sur l’oreille droite, une boucle d’oreille. Et ses mains chaloupent dans l’air tiède du mois de juin, ses pieds chaussés de sabots cognent contre les pavés. Le photographe ne l’a pas entendu arriver, il n’a pu distinguer ce pas d’un autre, sur le bord du quai. Mais quand il a senti un homme s’arrêter pour l’observer, quand il a compris que le moindre de ses gestes était analysé, il s’est retourné. La haute stature du pêcheur ne l’a pas intimidé. Ni son regard sévère qui scrute le moindre changement de temps. Il a aimé la casquette penchée et le rayon de soleil sur la boucle d’oreille.

-                     Bonjour l’gars, kêk tu fais ? a dit le pêcheur.

Ils ont échangé quelques paroles, le photographe dans son langage pointu, le pêcheur avec son accent honfleurais, mais avec les mains, avec les gestes, ils se sont compris. Parce que le marin pouvait comprendre qu’on aime son vieux bassin et qu’on ait envie de le photographier pour pouvoir l’admirer à l’autre bout de la Seine, car lui-même espérait chaque jour revoir la Lieutenance et le clocher pointu de l’église Sainte-Catherine, l’église des marins.

Il s’est assis sur un môle, il a sorti sa pipe, et il a continué sans rien dire à regarder le photographe poser son trépied, le changer de place, mettre la tête sous le voile noir, regarder furtivement une nouvelle fois son motif, puis disparaître à nouveau sous le voile… Vêtu d’une redingote propre, de souliers bien cirés, le photographe avait les cheveux blonds, une moustache drue sur sa lèvre supérieure bien fine, et ses yeux noirs pétillaient, contents, quand sa tête réapparaissait. Le pêcheur n’a pas bougé, comme s’il s’était fondu dans le paysage, et l’eau du bassin avait la même couleur vert bleutée que ses yeux. Deux trouées de ciel dans un visage impassible.

Bien vite le photographe a senti une chaleur envahir sa poitrine. Oui, c’était évident, il avait là un sujet de choix, et s’il y arrivait, la boucle d’oreille brillerait comme un diamant, dans le noir et blanc de la photographie. Il s’est approché, a relevé son canotier, s’est frotté les mains et a demandé d’un signe de tête au pêcheur s’il pouvait le photographier. L’homme a haussé les épaules, ce qui voulait dire que cela lui était indifférent, que cela ne changerait rien à sa vie, à son souci du moment, une pêche maussade et des enfants à nourrir. Quand la photo a été prise, le photographe l’a remercié vivement, il aurait voulu lui serrer la main. Mais l’homme s’est levé, a mis sa main à sa casquette en signe d’au revoir et est reparti vers le marché, récupérer ses caisses.

 

Une semaine plus tard, elle portait Alice la plus jeune sur son bras, elle allait d’un pas compté, et dans son panier, bien repassées, les chemises de Mme Potier, qu’elle venait livrer. Dans la grande maison carrée, elle pose Alice sur une chaise, et lui dit d’un regard de ne pas bouger, sinon ! Elle attend. Madame Potier arrive, toute souriante, avec peut-être même, un rire sur le bout des lèvres. Elle dépose les pièces dues dans la main de la repasseuse, des mains larges, qui vendent aussi le poisson, sur le marché, quand les pêcheurs rentrent. Et puis, de la poche de sa jupe, elle sort un carton. C’est une carte postale. Elle la tend sans rien dire à la femme du pêcheur. Elle a un sourire narquois, Madame Potier. Elle a acheté cette carte en ville, explique-t-elle, on la trouve à l’épicerie, elle est vraiment réussie.

La carte postale est en noir et blanc. Sur le carton dur, le visage de son mari regarde dans le vague, le temps qu’il fait à l’horizon. Il a tourné la tête vers la gauche, et on voit sa boucle d’oreille, et le lobe bien fait de son oreille, le nez droit, la casquette sur les cheveux noirs coupés courts…

Sa main tremble. Son mari ! Sur du papier pour touristes ! Et il ne lui en a pas dit mot ! Comme une bête de foire. C’est la honte qui remonte à sa gorge. Elle secoue la tête, rend la carte postale à madame Potier, attrape sa fille et la pose sur sa hanche. Elle repart, murmurant un au revoir blessé. Madame Potier regarde à nouveau la photographie du pêcheur, il a fière allure. Sur son visage, les embruns ont commencé à se livrer bataille.

Le soir, au retour de la pêche, le pêcheur trouve sur le quai une femme blessée, qui lui parle d’une carte postale avec sa photo dessus. Il hausse les épaules, il trouve cela peu intéressant. Mais elle est furieuse, il n’a pas été payé pour cela ? Il aurait pu demander quelque chose, pour qu’on voie ensuite sa photo dans toute la ville… Ah, c’est vrai, il n’y avait pas songé. Il avait autre chose en tête…

***

En Allemagne, à un siècle de distance…

Tout doucement, elle pose son appareil-photo sur ses genoux, elle sourit, ses mains ne bougent plus. Un bonheur l’engourdit. Quand elle regardera la photo de l’homme à la boucle d’oreille, cette photo qu’elle vient de faire, elle pourra alors enfin l’imaginer, elle la verra enfin, capturée sur la pellicule, ayant traversé le siècle, celle qu’on avait cherchée sur les marchés aux puces et chez les brocanteurs : la carte postale de l’arrière-grand-père. 

 

 

ostale



29/03/2011
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